Le 13 septembre 1887, le Bastia-Journal signale avec beaucoup de détails un crime affreux commis dans le territoire d'Antisanti (1) :

VEZZANI, 2 septembre. —- Un crime affreux a été commis aujourd’hui, en plein jour, dans le makis de Bechierone, territoire d'Antisanti. La nommée Vincensini Marie, surnommée Mariona, a été lâchement assassinée. La malheureuse, mère de six enfants, se trouvait, vers midi, dans ledit makis, occupée à y ramasser du bois mort en compagnie de deux de ses filles, lorsque deux coups d’arme à feu, tirés presqu'à bout portant, du milieu du makis, l’atteignirent en pleine poitrine et à l'abdomen : la mort a été instantanée.
M. Guerrini, suppléant de la justice de paix de Vezzani, les deux brigades de gendarmerie de Vezzani et d’Antisanti, et M. le Docteur Dettori, se rendirent en toute hâte sur le lieu du crime. M. Dettori a procédé à l’autopsie du cadavre. Le meurtrier, qu'on suppose être un neveu germain de la victime, aussitôt perpétré son crime, a pris la fuite. Mais nous sommes convaincus, qu'il ne tardera pas à tomber dans les mains des braves gendarmes du canton, sous la direction de leurs chefs, surtout du brigadier Peretti, dont l’activité et l'habileté nous sont bien connues.

Dans les jours qui suivent, un grand nombre de journaux continentaux reproduisent au mot près le même article citant le meurtre de Marie Vincensini par Antoine Vincensini dans les environs d'Antisanti (2) :

Un cultivateur d'Antisanti, nommé Antoine Vincensini, s'embusqua hier dans le maquis et, au moment où sa cousine Marie Vincensini passait en compagnie de sa fille et d'une autre personne avec laquelle elle était allée ramasser du bois mort, déchargea sur elle les deux canons de son fusil et la tua net. Il gagna ensuite le maquis. De vieilles querelles sont la cause de ce meurtre ; aussi, par crainte d'une vendetta, signification formelle a été faite aux membres des deux familles de rester enfermés le jour des obsèques. La brigade de gendarmerie d'Antisanti s'est rendue sur les lieux et y séjournera jusqu'à la fin de l'enquête.

Signalé comme cultivateur d'Antisanti par ces journaux, Antoine Vincensini, n'est pas originaire d'Antisanti. Il est né en 1841 à Letto Maggiore (hameau de Vezzani), mais sa naissance a été déclarée à Serragio-di-Venaco. Il est le cinquième enfant d'Ange Mathieu et de Marie Dominique née Casanova (3). Cinq ans plus tard, il était déjà orphelin de père, et, à Serraggio-di-Venaco, Marie Dominique élevait seule ses 6 enfants : Benoîte âgée de 19 ans ; Noël âgé de 16 ans ; Marthe âgée de 14 ans ; Jean Marie âgée de 12 ans ; Antoine âgé de 6 ans et Bernardin âgé de 4 ans (4). 

En 1887, Antoine Vincensini vit en concubinage avec Julie Marie Arrighi.

La victime, Marie Vincensini, est née vers 1833 à Vezzani. Elle avait épousé, le 4 juillet 1850 à Vezzani, Pierre Vincensini, originaire de Serragio-di-Venaco. Ce n'est pas la cousine d'Antoine Vincensini mais sa tante par alliance (5). Elle a perdu son époux, décédé le 22 avril 1877 à Vezzani. 

Antoine Vincensini vit en mésentente avec sa tante depuis les révélations qu'elle lui avait rapporté concernant un voyage de sa concubine avec Ange Marie Cesari.

Le drame s'est déroulé le 9 septembre 1887 dans la région d'Antisanti. Mais le décès de Marie Vincensini n'a pas été déclaré et inscrit sur les registres de Vezzani les jours suivants. Il sera rédigé en 1889 à la suite du jugement du tribunal civil de première instance de Corte lorsque son fils, Jean Toussaint souhaitera prendre femme et épouser Marie Dolinde Marchioni.

Malgré sa fuite dans le maquis, où, pour avoir tué une veuve, il a probablement trouvé peu de soutien, quelques temps après le drame, la brigade de gendarmerie d'Antisanti, composée des gendarmes Pierre Félix Samani, Martin Paoli, Louis Angeli, Sauveur Petrignani, et Arthur Alfred Labbé, sous la direction du brigadier Ange Marie Guerrini, arrête Antoine Vincensini comme le rapporte le Bastia-Journal) (6) :

ARRESTATION DE BIANCONE. — On nous écrit de Vezzani, 19 novembre 1887.
Grâce à l'énergie, au dévouement et aux incessantes démarches que n'ont cessé de faire malgré les intempéries de cette saison si rigoureuse dans nos montagnes, les brigadiers Peretti et Guerrini des brigades de Vezzani et d'Antisanti, sous l'habile direction de l'infatigable et intelligent lieutenant Radix, nous sommes débarrassés du fameux bandit Vincensini dit Biancone, qui depuis son crime avait jeté la terreur dans le canton.
Hier il a été arrêté dans les makis de Casevecchie, hameau de Vezzani, par une nuit terrible.
Bien des familles se sont trouvées soulagées à la nouvelle de cette capture qui fait le plus grand honneur à la légion de gendarmerie de la Corse.

Le 23 février 1888, il comparaît devant la Cour d'assises de Bastia présidée par le conseiller Stefani. Le journal Le Petit Bastiais rapporte le déroulement de l'audience (7, 8) :

Vincensini Antoine, dit Biancone, est accusé d’avoir donné la mort à sa tante germaine, dans les circonstances suivantes :
Vincensini vivait en mésintelligence avec sa tante, la veuve Vincensini Marie, depuis les révélations que celui-ci lui avait faites, sur ses instances, relativement à un voyage de sa concubine, Arrighi Julie-Marie, avec Cesari Ange-Marie.
Des disputes fréquentes s’élevaient entre Vincensini et la femme Arrighi d’un côté, la veuve Vincensini et ses enfants de l’autre.
L’irritation de l’accusé était si grande, qu’il disait un jour à des témoins en parlant de sa tante : " Je ne puis plus la souffrir, il faut que je la tue ". Et dans la matinée du 9 septembre 1887, Marie-Julie Arrighi, s’adressant à Marie Rose, fille de Marie Vincensini, s’écriait : " Je te préviens que tu as peu de temps à vivre ". Un peu plus tard, vers huit heures, Vincensini se rendit au champ en compagnie de Marie-Rose et de Biancardini Julie-Marie, pour ramasser du bois. Chemin faisant, elles rencontrèrent la femme Arrighi qui rentrait au village portant sur la tête un fagot. Quand elles furent arrivées à l’endroit dénommé Vecchiaroni, Marie-Rose fait remarquer à sa mère, que du bois avait été volé. La veuve Vincensini déclara, que dans ce cas, elle irait mettra le feu à Diceppo et à Macagne.
Vincensini qui se tenait caché et avait pu entendre cette conversation, apparut alors sur un mur à une dizaine de pas des trois femmes, et interpella violemment sa tante en disant : " C’est toi que l’on brûlera ". Et il accompagna ces mots d’une qualification injurieuse. Marie Vincensini le traita à son tour de voleur. Sa fille intervint pour la calmer, Marie Vincensini lui imposa silence. L’accusé et la veuve échangèrent encore quelques paroles violentes, puis soudain, Vincensini saisit son fusil, qu’il dirigea sur Marie Vincensini. " Sois témoin ", dit la veuve en se tournant vers sa compagne Julie-Marie Biancardini. Au même instant, Vincensini fit feu et Marie Vincensini tomba. Comme elle se relevait, Vincensini s’approcha d’elle et déchargea, presqu’à bout portant, le second canon de son arme. La mort fut instantanée. Son crime accompli, Vincensini voyant Marie-Rose qui pleurait, lui déclara que son tour ne tarderait pas à venir. Il somma ensuite Marie-Julie Biancardini de s’éloigner et de garder le silence sur ce qui s’était passé.
L’accusé est très verbeux, sa loquacité est telle qu’il ne laisse point à M. le Président le temps de l’interroger. En résumé, il dit que depuis longtemps il était en mésintelligence avec sa tante, celle-ci, son amant et ses enfants l’ont souvent outragé et même violenté.
Le jour du crime, après l’avoir traité de voleur, Marie Vincensini s’est dirigée vers lui un gourdin à la main, il a alors armé son fusil ; son émotion était telle que le premier coup est parti involontairement, mais c’est intentionnellement qu’il a déchargé le second canon de son arme.
Les témoins confirment les charges de l’accusation.
M. l’avocat général Cadet de Villemomble a requis un verdict de culpabilité tant sur le fait principal que sur les circonstances aggravantes. Il s’en remet à la sagesse du jury en ce qui a trait aux circonstances atténuantes.
MM. Sébastien Gavini et Joseph de Montera font successivement valoir les moyens de défense.
Le jury a écarté la préméditation et le guet-apens. Reconnu coupable de meurtre arec circonstances atténuantes Vincensini a été condamné à 20 ans de travaux forcés.

Condamné aux travaux forcés, après quelques temps passés dans la prison de Bastia, Antoine Vincensini, en compagnie d'autres forçats est embarqué pour Marseille. La chaîne traverse Bastia (9) :

La chaîne a traversé hier la ville pour aller s ’embarquer sur la Ville de Bastia, à destination de Marseille.
Elle était composée des individus condamnés par la cour d’assises à la dernière session qui ne se sont pas pourvus en cassation...
Il serait à désirer qu’à l’avenir on effectue le transport des condamnés de la prison au quai en voiture cellulaire ou qu’on leur fasse suivre un autre chemin que celui des boulevards.

Le cortège est accompagné par tous les enfants des quartiers traversés (10) :

On a embarqué hier les individus condamnés aux dernières assises et par le tribunal correctionnel ; ils ont parcouru toute la ville suivis par une bande de gamins qui grossissait au passage et qui s’est trouvée une véritable troupe à l’arrivée au nouveau port.

Parti de Toulon le 20 janvier 1889 par le navire l'Orne, il débarque à la guyane le 15 février. Le lendemain, il est interné aux Iles du Salut.

En 1902, un médecin estimera la durée de vie moyenne d’un bagnard en Guyane à 5 ans. En raison des restrictions économiques, du climat tropical, de la corruption, de la sous-alimentation, de l’insalubrité et d’une carence en soins, les bagnards souffrent de paludisme, de dysenterie, de fièvre jaune ou d’autres pathologies carentielles, entraînant un nombre important de décès.

La durée de vie d'Antoine Vincensini sera bien plus courte. Après avoir rédigé son testament, il décède le 8 mai 1890 à 5 h du matin.

Ce sont deux employés d'administration de la ferme du pénitencier de la pointe des Roches, Simon Yver âgé de 31 ans et Jean Marchi âgé de 28 ans, qui déclarent son décès devant Jules Bayonne, administrateur principal et officier de l'état civil de Kourou (11).

  1. Bastia-Journal, n°513, Mardi 13 septembre 1887.
  2. Le Figaro, n°258 15 septembre 1887 ; Le Temps, n°9628, 15 septembre 1887 ; Le Gaulois, n°184, 15 septembre 1887 ; Le petit Parisien, n°3975, 16 septembre 1887 ; Le XIXe siècle, n°5723, 16 septembre 1887 ; Le Rappel, n°6399, 17 septembre 1887.
  3. Ange Mathieu Vincensini est né vers 1798 à Serraggio-di-Venaco ; Marie Dominique Casanova est née le 12 décembre 1798 à Campo Vecchio-di-Venaco. Ils se sont mariés à Campo Vecchio-di-Venaco en janvier 1826.
  4. Recensements Corses
  5. Il semble (l'acte de mariage est peu lisible) que Pierre Vincensini soit le frère d'Ange Mathieu et comme lui fils de Giovantome Vincensini et de Benedetta. Auquel cas Marie Vincensini serait la tante par alliance de son meurtrier et non sa cousine.
  6. Bastia-Journal, n°584, Mercredi 23 novembre 1887.
  7. Le Petit Bastiais, n°2423, vendredi 24 février 1888.
  8. Le lieu du meurtre que le journaliste du Petit Bastiais a noté Vecchiaroni est Vecchieroni. Diceppo doit désigner le lieu-dit Dicceppi et Macagne peut-être Mangani ?
  9. Le petit Bastiais, n°2903, 22 mars 1889.
  10. Le Petit Bastiais, n°4103, lundi 21 et mardi 22 mars 1892.
  11. État Civil de Guyane.
    Jules Bayonne n'a pas signé l'acte, qu'il n'a probablement pas rédigé lui même. Malade, il décèdera le 22 mai.
    Noter qu'à cette époque, Jacques Toussaint Battaglini, père de l'institutrice Claire Françoise épouse Giacobetti, était gardien à Kourou.