Le remembrement des terres


Ni le Plan Terrier, ni les cadastres levés et rénovés au cours des années ne purent jamais donner une idée fidèle de la répartitions des propriétés, de leurs limites ni des cultures pratiquées. 

Le plan Terrier Général, entrepris à la demande du comte de Vaux et levé entre 1771 et 1796, avait été établi pour servir de base d'imposition. Il ne donnait aucune indication sur la répartition de propriété foncière. La surface de la commune était estimée à 10 002 arpents et une verge, soit 4 200 hectares (1).

Le cadastre Napoléonien, levé par les géomètres Édouard Murat, Dominique Mannoni, Jean-Étienne Versini, Antoine-François Balisoni et Ange-Pierre Muracciole, sous la direction du géomètre en chef Leca, et terminé en 1870, était de bonne qualité malgré les moyens archaïques utilisés pour l'établir. Son principal défaut était l'absence de mise à jour. Il attribuait à Antisanti une surface de 4 795 ha.

La rénovation est intervenue avec le cadastre rénové entre les années 1934 et 1978. Cependant, il fut le fait de gros cabinets continentaux dont les ingénieurs ne connaissaient pas le contexte corse. Du fait de la difficulté des terrains et des problèmes juridiques, il comportait encore des erreurs.

En 1955, la volonté politique du rééquilibrage des régions a conduit à l'adoption des Programmes d'Action Régionale. Au niveau de la Corse, le programme eut pour premier effet de mettre en évidence le délabrement de la situation.

Au niveau agricole, l'indivision, le morcellement excessifs des terres ... pénalisent le développement. À Vezzani, par exemple, on notait qu'aucune exploitation ne dépassait 1 ha (2).

Tous les acteurs économiques et avec eux les auteurs s'accordent à déclarer que (2) :

    Ceux qui sont absents ignorent souvent ce qu'ils possèdent, n'en connaissent ni l'étendue, ni les contours, ni l'emplacement exact, ignorent même qu'ils possèdent quelques biens.

Et ceux qui connaissent leur bien n'ont pas toujours les titres de propriétés afférents (3) :

    L'ensemble de ces facteurs permet au patrimoine immobilier corse de se caractériser très largement par l'absence de titre de propriété.

À la suite de l’adoption, en conseil des ministres, le 30 juin 1955, du Plan d’Action Régionale (PAR), afin de promouvoir le développement économique de l'île selon deux axes prioritaires, l'agriculture et le tourisme, deux sociétés sont crées : la SETCO pour l'équipement touristique et la SOMIVAC, Société pour la mise en valeur agricole de la Corse, qui se doit d'utiliser rationnellement le potentiel agricole de l'île pour, après avoir satisfait la consommation locale permanente et estivale, exporter des produits agricoles compétitifs.

L'action de la SOMIVAC qui bénéficie d'une aide financière massive de l'État porte sur la mise en valeur de 30 000 hectares de terres et plus particulièrement de la plaine orientale (près de 10 000 hectares). Elle entreprend d'importants travaux de défrichement, d'hydraulique par l'aménagement de retenues d'eau et la pose de canalisations, de démoustication des zones infestées par la malaria, de construction de bâtiments d'exploitation, de création d'une station agronomique... Environ 250 exploitations sont nouvellement créées (4) et plusieurs centaines sont restructurées.

Dans un chapitre intitulé L'avenir de la Corse est dans la plaine orientale, P. Costantini s'enflamme (5) :

    Ça bouge dans la plaine orientale. Ça bouge sérieusement. On remue de la terre. On dévie des cours d'eau. De puissants "bulldozers" foncent sur le maquis avec une détermination farouche, l'écrasent le déracinent, le bousculent... et l'écartent...

Cette fois ci, on peut penser que l'importance des moyens mis en oeuvre va venir à bout de toutes les difficultés. Car déjà, une première expérience de remembrement avait échoué en 1956 en Casinca (2) :

    En Corse, cet aménagement foncier se révèle inefficace et particulièrement difficile à réaliser.
    En effet, le nombre de propriétaires est très important, d'autant plus qu'une part non négligeable du territoire est concernée par le problème de l'indivision Or, les géomètres chargés du remembrement éprouvent de grosses difficultés à tous les identifier. Lorsqu'ils n'y arrivent pas, ils ne peuvent procéder convenablement au regroupement des parcelles, alors qu'il s'agit d'un principe fondamental du remembrement
     (6).

En fait, la SOMIVAC n'a procédé officiellement qu'au remembrement de deux communes : Ghisonaccia et Antisanti (7).

Dans ces communes (2) :

    Les géomètres ... ont du démêler l'inextricable labyrinthe des relations complexes existant entre l'homme et le sol, et s'attacher d'abord à définir le propriétaire autant que la propriété concernée.

Concernant la commune d'Antisanti, le remembrement a été réalisé en deux phases (2) :

    Ce fut une tâche ardue, hérissée d'embûches, riche en résultats pittoresques. Sur les 437 bulletins adressés aux propriétaires dénombrés à Antisanti, 67 ne furent jamais renvoyés, 127 revinrent avec la mention "inconnu".

Le 1er Remembrement

Les acteurs des opérations de remembrement sont nombreux et forment un ensemble complexe, où sont impliqués à la fois l'État, les collectivités territoriales, les propriétaires, les exploitants, les géomètres ainsi que les juridictions administratives et judiciaires.

Le 1er remembrement concernait la plaine autour du hameau de Campo Al Quercio soit 753 hectares sur la commune (à noter l'abandon dans le projet des propriétaires des communes d'Aghione et de Casevecchie).

Il s'élabora sous l'impulsion du Génie Rural et de la Société d'Études et de Gestion Agricole (SÉGA de Moriani) et du 1er Adjoint de Campo Al Quercio (la demande émanant du Syndicat Agricole du Tavignano).

Tout d'abord, la commission communale d'aménagement foncier a été instituée et sa création a fait l'objet d'un arrêté préfectoral.

Le rôle de cette commission consistait à fixer les limites des terrains, mettre à jour les droits des propriétaires, désenclaver toutes les parcelles, faciliter la vente des terrains et permettre la constitution d'exploitations de surfaces adaptées à un agriculture moderne.

Les opérations débutèrent le 16 mars 1962 par arrêté de délimitation préfectoral fixant le périmètre concerné. Elles furent ensuite conduite avec le concours de Monsieur Chalain, géomètre du Cabinet Delbard de Lyon, et durèrent 18 mois.

Au mois d'avril, la commission communale décida du classement des terres en 7 classes, chacune d'entre elles se voyant attribuer une certaine valeur de productivité réelle fixée sous forme d'un nombre de points (10 000, 6 700, 5 500, 3 200, 2 700, 500, 100). Après avoir procédé aux études et aux analyses nécessaires, elle établit la nouvelle distribution parcellaire.

Le projet fut établi le 8 juillet 1963, soumis à enquête publique, et clôturé par arrêté préfectoral ordonnant le dépôt en mairie du nouveau plan.

Une association foncière de remembrement de la Zone 1 fut alors instituée entre les propriétaires remembrés. L'arrêté préfectoral d'institution fixait la composition du bureau et entérinait le nombre de propriétaires membres du bureau désignés par moitié par le Conseil municipal et par moitié par la Chambre d'agriculture.

Cette association, qui prenait la relève de la commission communale, avait pour tâche de réaliser les travaux connexes : travaux de voirie subventionnés à 80% par l'État à savoir 8 055 m de routes d'une emprise de 8 m, 4 256 m de chemins carrossables d'une emprise de 6,50 m, des travaux d'hydraulique subventionné à 60% par l'État (une station de pompage prélève depuis 1967 les eaux du Tavignano pour pourvoir aux besoins de 600 ha sur la commune d'Antisanti (2), 1 200 m de fossés. Des travaux de démaquisage, défoncement, épierrage étaient également prévus et eux aussi subventionnés par l'État.

Le 2ème Remembrement

Le remembrement de la zone 2 portait sur 2 270 hectares appartenant à 185 propriétaires et concernait 1 500 parcelles environ.

Les opérations de remembrement débutèrent par la mise en place de la commission communale. Elle était chargée de procéder à la classification des terrains en 6 classes. Les points étaient les mêmes que ceux définis pour l'opération précédente.

Les plans définitifs furent arrêtés au mois de mai 1970 par la Commission départementale présidée par un magistrat et composée d'un ingénieur du génie rural, d'un représentant du service du cadastre, d'un représentant du service de l'enregistrement et de 3 représentants des propriétaires. Le secrétaire était monsieur Fournier, technicien du génie rural.

Les décisions sur les appels ont été transmises à chaque appelant, après les décisions définitives, le 1er Janvier 1971.

Le nombre des parcelles avait été ramené à 450.

Chaque propriétaire se vit attribuer, pour ses terrains remembrés, un certain nombre de points selon leur valeurs. Les points attribués aux propriétaires des parcelles remembrées s'élèveront au total à 7 308 424 (8).

Une Association Foncière de Remembrement présidé par Ours Félix Lucciardi, ancien maire, instituée par arrêté préfectoral, succéda à la commission communale.

Cette association se vit attribuer 110 763 points pour les 36 Km de routes et chemins crées ou à créer. Les subventions des travaux étaient identiques à celles citées plus haut.

Après révision, les plans du cadastre ont été déposés à la Mairie.

Les effets des remembrements

Le remembrement verra l'arrivée dans la commune de nouveaux venus porteurs de capitaux, désireux de se rendre acquéreurs ou locataires de terrains à mettre en valeur (il y aura des achats et des baux emphytéotiques généralement de 35 ans). Dans la plaine orientale, la nécessité de réinstaller et de réinsérer économiquement les rapatriés d'Afrique du Nord a conduit à leur vendre ou à leur concéder, selon l'ordre donné par l'État, 90% des lots créés par la SOMIVAC. Ainsi, sur les 18 lots SOMIVAC, 16 furent attribués à des rapatriés, 1 à un Français venant de Guinée et le dernier seulement à un Corse.

Une nouvelle agriculture va naître tournée principalement vers la vigne et les agrumes, avec dans un premier temps la production d'oranges puis, après un premier plan de restructuration, la production de clémentines (7) :

    C'est un monde agricole radicalement différent de celui du passé qui s'est constitué.

L'essor de l'agriculture a pour conséquence une augmentation de la population : la population de Campo Al Quercio passait de 50 habitants en 1962 à 200 habitants en 1966. Parallèlement, un nouveau hameau se créait à Purrizone.

Cependant, dans la plaine, un fort sentiment d'amertume et de frustration commence à croître au sein des agriculteurs devant la politique d'attribution de la SOMIVAC, la prépondérance de la viticulture (60% du revenu agricole global en 1970) et les méthodes employées.

Le 21 août 1975, les militants de l'ARC, agriculteurs pour la plupart, sous la direction d'Edmond Siméoni, investissent la cave viticole d'un propriétaire pied-noir à Aléria (9) :

    C'est comme cela qu'on est arrivé en 1975 à l'occupation d'une cave viticole à Aléria par une quinzaine d'hommes armés de fusils et menés par Edmond Simeoni.

Lors d'un affrontement, 2 gendarmes sont tués. Edmond Siméoni est condamné à 5 ans de prison dont 2 avec sursis ; il est libéré conditionnellement le 14 janvier 1977.

En 1982, la SOMIVAC laisse la place à l'ODARC (Office de développement agricole et rural de la Corse) et à l'OEHC  (Office d'équipement hydraulique de la Corse) créés en qualité d'EPIC nationaux. Avec la loi du 13 mai 1991 (article 64) ils deviendront EPIC régionaux placés sous la tutelle de la Collectivité territoriale de Corse.

Le remembrement a été bénéfique, car aujourd'hui les agriculteurs corses ont récupéré une grande partie des terres louées ou vendues. Les vignerons sont passés d'une culture du rendement à une exigence de qualité et le vin de la région bénéficie aujourd'hui d'une bonne image. La culture des agrumes a été développée (c'est au sein de la micro région d'Antisanti qu'il y a le plus grand nombre de clémentiniers). La qualité de la production, qui est un atout maître pour une bonne compétitivité sur le marché, est reconnue. On peut titrer (10) :

ANTISANTI U GIARDINU DI A CLEMENTINA

car avec une récolte annuelle de plus de 20 000 tonnes bénéficiant du label IGP, obtenu en 2007, qui assure une protection de l'origine, en considérant que la clémentine de Corse bénéficie d'une réputation et de caractéristiques dues à des savoir-faire spécifiques, Antisanti est devenu le 1er producteur de clémentine.

Quant au cadastre, à l'heure actuelle, les géomètres soulignent que  (6) :

    Sur le plan juridique, notamment, l'une des conséquences directes est que la matrice cadastrale est en grande partie obsolète et qu'elle contient une part non négligeable de biens non délimités. Par ailleurs, le plan cadastral est imprécis suite à une mauvaise rénovation et à une absence ou à une mauvaise régularisation des opérations foncières.

  1. Dominique ALTIBELLI, "Antisanti, Mémoire d'un village", cahier N° 3.
  2. Janine RENUCCI, "Corse traditionnelle et Corse nouvelle", Audin Imp., Lyon, 1974)
  3. Paul GIROD, "Projet de loi relatif à la Corse", Rapport 49 (2001-2002) - Commission Spéciale du Sénat.
  4. Edouard PERRIER, "Corse : les raisons de la colère", Editions Sociales, Paris, 1971
  5. P. COSTANTINI, "Aimons, Chantons, Sauvons la Corse", Editions "U Muntese", Bastia, 1967
  6. Marjolaine NOUVEL, "Le particularisme du patrimoine foncier Corse", mémoire de fin d'étude, École Supérieure des Géomètres et Topographes, 2000
  7. Janine RENUCCI, "La Corse", Presses Universitaires de France, Paris, 1982.
    Il est à noter que dans son ouvrage cité plus haut Janine RENUCCI signale quatre remembrements : à Luri, Antisanti et Ghisonaccia.
  8. Le nombre de points de chaque propriétaire ou locataire servira au calcul de la cotisation .
  9. Michèle BERTRAND-ZUCCARELLI, "L'espoir bloqué de la modernité", Club Politique Autrement.
    Site Internet : http://www.politique-autrement.asso.fr/lettre/lettre21_corse.htm
  10. Site Internet : http://www.adecec.net