Les combats d'Oued-El-Aâlleïg


Le lendemain de ce jour, le 21 novembre 1839, fut la plus rude des journées sanglantes du camp de l'Oued-El-Aâlleïg. Ce brouillard intense que nous connaissons trop encore, malgré l'assèchement du pays, qu'on a coupé de canaux d'écoulement, de drains, et qui nous donne si souvent encore des rhumes, des névralgies, de la fièvre, s'épaissit extraordinairement sur le camp de l'Oued-El-Aâlleïg et les environs. Impossible de rien distinguer à quelques pas ; on ne se voit pas d'une tente à l'autre ; les soldats qui veillent sur la banquette n'aperçoivent pas la contrescarpe !...

Infanterie de ligne.Dans ces conditions peu rassurantes, le commandant Gallemant n'ose pas faire partir la correspondance qui doit se diriger sur le Camp Supérieur (maintenant village de Joinville, près Blida). A 10 heures 45 minutes, cependant, voyant que le brouillard s'éternise, il donne l'ordre du départ. L'escorte comprend 40 hommes au lieu de 10 qu'on envoie ordinairement ; elle est placée sous la direction du sous-lieutenant Bardet, un brave.

A peine la correspondance est-elle à un kilomètre du camp, que de nombreux ennemis l'assaillent. Elle vient de rencontrer sans l'apercevoir, à cause du fatal brouillard, une forte colonne d'environ 3000 cavaliers commandés par le kalifa de Miliana - Ben Allal, l'un des plus fougueux marabouts de Koléa,le meilleur des lieutenants d'Abd el kader - et le kalifa de Médéa - El Berkani, un ennemi passionné des « roumis ». Cette colonne passait, dès le matin, l'oued Chifia, traversait l'haouch Grédia (ferme Souanin) en contournant le camp de l'Oued-El-Aâlleïg pour se diriger vers le camp d'Erlon, ou Boufarik. Elle surprenait la correspondance dans sa marche sur le Camp Supérieur et l'attaquait vivement.

Averti par l'intensité de la fusillade, le commandant Gallemant se met à la tête de 132 fantassins et de 23 chasseurs d'Afrique et s'élance au secours des nôtres, qui rétrogradent vers le camp. Le lieutenant Bardet, averti par les clairons du commandant, arrête son mouvement de recul ; il donne l'ordre de faire face à l'ennemi. Cet ordre néfaste est à peine donné que le malheureux sous-lieutenant tombe mortellement atteint, à la tête de ses hommes décimés, et que l'ennemi se jette sur la petite colonne de Secours. En ce moment, le brouillard qui se dissipe lentement - on dirait qu'il veut assurer le succès de nos ennemis - permet au commandant Gallemant de voir qu'il se trouve aux prises avec des forces trop supérieures par leur nombre. Il commande de former le carré mais une balle le frappe à ce moment et son cheval, qu'il ne gouverne plus, le ramène au camp expirant.

L'alerte est vive dans nos remparts dégarnis. Impossible de faire une sortie : il reste à peine assez de soldats valides pour les garantir d'un coup de main. Le lit broussailleux de l'Oued-El-Aàlleïg est là, mystérieux - et qui peut affirmer qu'il ne recèle pas un parti d'ennemis prêts à se ruer sur nos retranchements déserts !

Le capitaine Carbucia veut cependant aider au mouvement de retraite du carré qui recule mais qui combat avec acharnement: il fait tirer 60 coups de canon, dont 10 à mitraille. Les survivants de la correspondance et de la colonne de secours - 52 hommes sur 195 ! - arrivent enfin au camp. L'ennemi, qui les poursuit avec rage, ne s'arrête que sous les feux de salve bien dirigés qu'exécutent les 18 hommes de garde auxquels se joignent, en ce péril suprême les fiévreux, les blessés de l'ambulance, les cantiniers et leurs femmes !

La charge des cavaliers arabes.L'ennemi, avant de se retirer, se hâte de décapiter et mutiler odieusement les blessés et les morts qui jonchent le sol. On le voit des remparts vaquer sans pitié à l'horrible besogne ; on l'entend pousser des cris féroces... et on entend aussi les clameurs des nôtres ! Alors les soldats du camp s'exaltent, et Carbucia, qu'enflamment une haute intelligence et un noble cœur, s'élance à leur tête sur l'ennemi implacable. C'est une lutte épique. On voit quarante héros aborder baïonnette baissée les coupeurs de tête. Ils vont un contre trente - pour leurs camarades, pour la France et pour l'Humanité – Ils sauvent ainsi le capitaine Grandchamp dont le visage ruisselle de sang, le sergent Marchand dont la gorge déjà s'ouvre sous la morsure de l'acier, le fourrier Benet et dix autres blessés qui déjà étaient à demi-dévêtus. Mais les égorgeurs se ressaisissent ; ils se reforment et vont massacrer les sauveurs. Non ! Carbucia est prudent ; il ordonne la retraite.

Le soir de cette journée sanglante, l'ennemi ayant enfin disparu, les hommes valides du camp relevèrent nos morts. Ils rapportèrent au camp 107 cadavres dont 9 seulement avaient encore leur tête. On les enterra dans une fosse unique creusée à 60 mètres de l'angle de la redoute faisant face au Camp Inférieur (aujourd'hui Montpensier). Le champ qui renferme ces nobles restes, maintenant cultivé en blé, reverdit chaque printemps comblant de ses grains l'espérance de ses possesseurs. Mais combien, parmi ceux qui le parcourent, qui le labourent, qui le sèment et le récoltent, pensent aux vaillants décapités du 21 novembre 1839 ?... C'est ici cependant le moment de dire que feu Souanin et sa veuve qui lui succéda, étant fermiers des « Quatre hangars », ne voulurent jamais que leur charrue passât sur le camp. Les colons de l'époque pénible n'oubliaient pas l'œuvre glorieuse et dure des soldats ; ainsi devons-nous être encore et toujours, nous-mêmes et ceux qui viendront après nous, profondément reconnaissants envers les héros de la conquête: ils arrosèrent de leur sang généreux le sol fécond qui, présentement nous nourrit, nous enrichit ! ....

Marie PEYTRAL, "Monographie de la commune d'Oued-el-Aleug" in Bulletin de la Société de Géographie d'Alger, 1er Trimestre 1909.