Les moulins du Rio Magno


Le moulin à blé des
romains d'aprés (2)

En 1778, lors de l'enquête du plan terrier, les officiers - géomètres notent le mauvais état du village qui ne s'est pas encore relevé de l'incendie du 27 Septembre 1762. Ils font notamment remarquer qu'Antisanti ne connaît pas d'arts mécaniques ni de manufactures (1).

Il n'existe donc pas de moulin à cette époque. Ce qui est loin d'être anormal car le moulin à eau ne s'est répandu sur le continent qu'à la fin du XVIème siècle (2).

S'il n'existe aucun moulin, on peut imaginer qu'à cette époque la farine est obtenue par concassage (les grains sont écrasés entre deux pierres, puis en roulant une pierre ronde dans une pierre creuse, ensuite avec un pilon et un mortier) ou bien encore grâce à des moulins à bras ou actionnés par les animaux comme celui présentée ci contre qui était connu depuis l'occupation romaine.

Il faudra attendre la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle pour que la prospérité revienne peu à peu à Antisanti et qu'un moulin soit construit.

En 1795, Don Francesco Altibelli et Antonio Martino Angelini s'engagent par devant le notaire Bonelli de Vezzani à aménager un moulin sur le Rio Magno. En effet, il est classique que les moulins soient possédés par plusieurs propriétaires ayant chacun une ou plusieurs parts.

A partir de 1810, on observe tous les signes d'une prospérité retrouvée comme en témoignent un nombre d'habitants en constante progression, les nombreuses maisons construites et le nombre d'actes passés jusqu'en 1815 par devant les notaires de Vezzani, Bonelli puis Lucciani.

En 1814, deux moulins existent en bordure du Rio Magno. Seules des ruines enfouies dans le maquis subsistent à l'heure actuelle, mais on peut penser que ces moulins étaient construits à l'image de celui observé par Gaston Vuiller en 1890 dans la forêt d'Aitone et reproduit sur la gravure ci-contre sur laquelle on aperçoit un conduit de bois chargé d'amener l'eau à la roue (3). Ce conduit, l'abée, reliait le canal d'amenée ou le bassin de retenue au moulin.

En 1857, Jean de la Rocca écrit (4) :

On compte en corse 1250 moulins à blé. Le seul moteur, c'est l'eau des fleuves torrents. On rencontre par-ci par-là quelques moulins à vent. Nos moulins, à cause de la grossièreté de leur mécanisme, donnent des farines d'une qualité inférieure, malgré la beauté du blé.

Un ouvrage de Statistique Industrielle, paru quelques années plus tard, signale que dans l'arrondissement de Corte, on dénombre 226 établissements pour un total de 246 moulins à farine. Tous mus à eau, ils représentent une puissance totale de 607 chevaux et fournissent du travail à 144 ouvriers et 16 ouvrières (5).

Si on ramène le nombre de moulins indiqué par Jean de la Rocca au nombre d'habitants recensés en 1872 (258 507 habitants (6)), on obtient une proportion de 1 moulin pour 200 habitants. Le même calcul effectué pour la Lozère à la même époque conduit à la proportion de 1 moulin pour 100 habitants (7). Ceci témoigne encore une fois du faible rendement en céréales.


Un moulin à roue
horizontale d'après (8)

Sur l'île, ce sont principalement des moulins à eau qui fournissent la plus grande partie de la mouture. En effet, le moulin à vent présente deux inconvénients majeurs par rapport au moulin à eau : son pouvoir d'écrasement est plus faible et le vent est une source d'énergie bien plus capricieuse et irrégulière que l'eau.

Alors que, selon Claude Rivals, le moulin vertical est majoritaire en Corse, ces deux moulins possèdent une roue horizontale. La mécanique en est plus simple : ils ne possèdent pas d'engrenage.

Actionnés par l'eau, ces moulins sont installés, pour la plupart, dans des endroits invraisemblables d'incommodité, au fond de vallées escarpées et d'accès difficile. Selon la puissance du moulin, le temps mis pour moudre un sac de  grains peut varier d'une heure à une demi-journée. Le paiement du meunier se fait au vingtième du poids de blé ou de châtaignes moulus. Au quinzième seulement pour l'orge.

Pour rendre le mondage (opération qui consiste en enlever une partie de la pellicule qui recouvre la graine) plus facile, avant de mener le blé au moulin, on faisait tremper les grains dans l'eau puis on les faisait sécher au soleil. Cette opération avait aussi pour avantage de débarrasser le blé des éventuelles moisissures de la rouille, du charbon, de la carie, de l’ergot, ou bien encore des insectes, tels que le charançon ou l'alucite (2).

Le premier moulin, en amont du Rio Magno, et dont le nom était tout simplement "moulin du Rio Magno", paraît être celui dont la famille Vincensini, notables de Noceta, étaient propriétaires, avec les Mattei d'Antisanti qui étaient leurs alliés.

A côté de ce moulin subsiste encore un four à pain relativement bien conservé. On peut croire qu'il s'agit du four qu'Altibelli signale avoir été bâti par la famille Rinieri et penser que cette famille était devenue propriétaire d'une part ou de la totalité du moulin et que celui ci était alors occupé une bonne partie de l'année.

Peut-être par le meunier du village, Gian Domenico Fraticelli, dont on connaît le nom grâce au recensement nominatif des Antisantais effectué en 1819.

En 1881, les services du cadastre répertorient sur le territoire communal 23 fours.

Comme dans le cas qui nous intéresse, certains de ces fours sont bâtis dans des endroits très isolés. En effet, pour éviter de trop longs déplacements, certaines familles font bâtir des maisons loin du village (Purizzone, Piducchjna, Suertello, Vallerone, Occhio di Sole, Canfavajo, Pinello) où ils s'installent à demeure pendant une bonne partie de l'année. Chacune de ces maisons possède son four, car à l'époque il n'existe aucun boulanger et chaque famille fabrique son pain une fois par semaine.

On fait du pain de blé et d'orge ; mais lorsque les réserves de céréales sont épuisées (six à huit mois par an), on fait du pain avec de la farine de châtaignes.

Le deuxième moulin, plus bas sur la rivière, paraît être celui dont la famille Fabiani était propriétaire.

Le mariage sous contrat de Lucciardo Lucciardi avec la soeur des Fabiani d'Antisanti apporta notamment à celui ci la terza parte du moulin, estimée à 450 francs. 

On distingue encore le canal de dérivation chargé d'amener l'eau (ce canal pouvait dans certains cas atteindre plusieurs centaines de mètres de longueur.)

Devant l'augmentation de la population (en 1857 Antisanti, compte 895 habitants ; en 1870, 1 000 habitants) et surtout des surfaces exploitées, ces deux moulins ne suffisent plus. On aménage celui d'Alzelli sur le Tagnone, et celui de Ficajola sur le territoire piedicortais. Tous deux appartiennent à des Antisantais, les Mariani et les Angelini Giannucci.

A partir de 1868, la production de céréales décroît rapidement (9) :

Dans l'espace de trente-trois ans, la production de blé en Corse a décru de 570 000 quintaux, et 87 000 hectares, alors en culture, ont été reconquis par le maquis.

Les années 1880 voient le début d'une crise grave, à la fois économique, sociale et démographique. Cette crise a affecté le monde rural continental, mais plus encore la Corse, comme le signale Francis Pomponi (10) :

Sous le second empire, les perfectionnements des minoteries marseillaises permirent une appréciable baisse du coût de revient de la transformation du blé en farine. La baisse des cours du blé s'accentua entre 1880 et 1905 et la pénétration des balles de farine en Corse jusque dans les villages où le produit était vendu à un prix relativement bas ébranla les fondements de l'autarcie locale.

Ainsi, vers 1900, la commune d’Antisanti ne possède plus que 3 moulins dont 2 à Antisanti village (le troisième pourrait être le moulin construit à Saint Georges sur le Tavignano). Selon les anciens, le moulin du Rio Magno, conduit par les frères Parenti, a fonctionné jusqu'en 1948, alors que le moulin de Pachalone, que dirigeait Joseph Fratani, a cessé toute activité au début des années 1950.

On peut noter qu'à l'heure actuelle, il n'existe en Corse plus que deux moulins à eau fonctionnant encore, dont l'un à Bocognano.

  1. Dominique ALTIBELLI, "Antisanti, Mémoire d'un village", cahier N° 3, N°4 et N° 5. Les indications nominatives sont extraites de ces cahiers ainsi que certaines informations plus générales.
  2. Louis FIGUIER, "Les merveilles de l'industrie ou Description des principales industries modernes, Jouvet et Cie Ed., Paris, 1877.
  3. Gaston VUILLER, "La Corse", Le Tour du Monde : nouveau journal des voyages, L. Hachette Ed., Paris, 1891
  4. Jean de la ROCCA, "La Corse et son avenir", Plon Ed., Paris, 1857
  5. Statistiques de la France Industrielle, Imprimerie administrative de Berger-Levrault & Cie, Nancy, 1873, p 132
  6. Dictionnaire Encyclopédique des Sciences Médicales, Tome 20, Masson Ed., Paris, 1877, p 735
  7. Claude RIVALS, "Divisions géographiques de la France indiquées par une analyse de l'état des moulins en 1809", Thèse, Toulouse, 1984.
  8. Bernard Forest de BELIDOR, "Architecture hydraulique ou L'art de conduire, d'élever et de ménager les eaux... Première partie. Tome I, L. Cellot Ed., Paris, 1782.
  9. Pierre GUITET-VAUQUELIN, "Le déboisement de la Corse", La Nouvelle Revue, Tome XXXVII, Paris, 1905.
  10. Francis POMPONI, "Histoire de la Corse", Hachette Ed., Paris, 1979.