Marie Lucie Lucciardi, fille d'Ange Louis 41 ans et de Marie Catherine Tedeschi, est née le 2 février 1871 (1). 

À l'âge de 18 ans, le 9 septembre 1889 à Antisanti, elle épouse Jean Marie Nicolini. Il est né le 7 février 1869 à St André de Catone et réside à Aléria ; c'est le fils de Pierre Dominique, forgeron, et de Marie Casalta. Les jeunes époux demeurent  à Aléria mais Marie Lucie qui n'a que 20 ans retourne chez ses parents à Antisanti pour accoucher de Pierre Dominique, né le 9 août 1890 (2).

Dispensé en 1889 en tant que soutien de famille, le 11 novembre 1890, Jean Marie Nicolini est appelé au 111e régiment de ligne, puis passe le 20 juillet 1891 au 51e régiment de ligne. Il est libéré le 23 septembre 1891.

Le 3 septembre 1892, Marie Lucie accouche, toujours à Antisanti, d'une fille qu'elle prénomme Marie Ursule.

Dès le 23 février 1893, le couple et Marie Ursule habitent à Paris, 104 rue du château, où Jean Marie Nicolini est devenu gardien de la Paix, sous-brigadier de police du XIVe arrondissement.

Le dimanche matin 7 juin 1903, au port de la Joliette à Marseille, Marie Lucie et sa fille embarquent sur le vapeur de la compagnie Fraissinet, le Liban, en partance pour Bastia. Le nombre de passager ne sera jamais connu précisément : 148 passagers ont déjà leur billet mais certains, qui ont embarqué sans billet, attendent de s'enregistrer sur le bateau, comme le déclarera le propriétaire de la compagnie :

Nous avons une liste de 148 passagers avant pris leur billet dans nos bureaux. Mais il est d'usage que de nombreux voyageurs prennent leurs billets à bord au moment où ils embarquent. D'autre part, il y a toujours un contingent de voyageurs ayant des billets de retour.

La journée est vraiment radieuse, une claire et calme journée d'été, à peine rafraîchie par une brise légère qui ne parvient pas à troubler le lac paisible et miroitant que semble former la rade de Marseille. À bord, l'animation est grande et, dans l'insouciance du danger improbable, chacun se laisse aller à ses occupations familières. Le navire avance majestueusement, passe les îles et arrive maintenant dans l'étroit goulet qui, borné dans la côte de Callelongue et le cap Croisette d'une part, et l'île Maïre de l'autre, donne accès à la pleine mer.

Le capitaine Lacotte, selon une vieille pratique, qui n'est pas moins en contradiction avec les règlements maritimes, est descendu présider le déjeuner des premières pour honorer deux passagers de marque, M Luigi, président honoraire du tribunal de Bastia, et M Franceschetti, magistrat colonial, et a abandonné la passerelle à son maître d'équipage Santandréa, et la barre à l'un de ses jeunes fils, Jean Lacotte.

Mais voici que brusquement, vers midi, deux coups de sifflet brefs se font entendre et qu'un navire débouche derrière le massif rocheux de l'île Maïre, s'engage dans le passage venant droit sur le Liban. C'est un bateau de la même compagnie, l'Insulaire, commandant Arnaud, revenant de Corse avec à son bord une quarantaine de passagers, qui rentre au port à l'heure même où le Liban en sort.

Une incompréhension dans l’interprétation des signaux échangés conduit les navires à modifier leurs manœuvres. Le flan tribord du Liban s’offre à l’étrave de l’Insulaire qui, bien que battant arrière toute, s’encastre dans le Liban.

Parmi les passagers se trouvent de nombreuses familles corses, des femmes et des enfants surtout. Leur angoisse affolée semble gagner tout le monde. Des témoins viendront dire à l'audience que les hommes de l'équipage n'ont pas su faire tout leur devoir et que le capitaine Lacotte ne paraissait pas avoir en ces minutes tragiques une conscience bien nette de sa responsabilité.

Quoi qu'il en soit, tandis que le Liban commence à couler, le capitaine Arnaud, commandant de l'Insulaire, ordonne de quitter les lieux afin de sauver son bâtiment, dans lequel les brèches sont colmatées avec des matelas. Celui-ci parviendra à rejoindre la Joliette, où il amarrera vers 14 h. 

Pour sa part, le Liban tente vainement un échouage entre les deux blocs rocheux au sud de l'île. Mais il était trop tard, les eaux l'envahirent rapidement. Les secours s'organisent tant bien que mal notamment grâce aux barques de pêcheurs du port des Goudes, ainsi qu'à un navire en partance pour la Grèce, le Balkan, et au Rakocsy, un vapeur autrichien qui devait rejoindre l'Italie. Plusieurs bâtiments qui se trouvaient non loin de là mirent des embarcations a la mer pour prendre part au sauvetage. Imbert, le patron du Bléchamp, vapeur de pilotage, put recueillir une quarantaine de personnes vivantes et huit cadavres. De son cote, le capitaine du Balkan, M. Carrière, parvint à sauver avec ses embarcations cinquante et une personnes, qu'il ramena à Marseille avec vingt-trois cadavres (3). Cependant ces secours de fortune sont insuffisants pour sauver l'ensemble des passagers pris de panique, tandis que le Liban sombre par l'avant. De nombreux passagers périssent en restant coincés sous une tente protégeant le pont promenade des ardeurs du soleil. Qui plus est, cinq des six canots de sauvetage ne purent être mis à l'eau en raison du mauvais état des bossoirs. Le Liban sombre complètement 20 minutes seulement après le choc.

Un quart d'heure après la collision, le Liban plonge de l'avant dans la mer, quelques instants après, il a complètement disparu.

Venus de tous les quartiers de Marseille, de nombreux habitants viennent aux nouvelles et pour réconforter les victimes de cette tragédie. Et parmi eux beaucoup de Corses que l'événement bouleverse. Parmi eux, l'Antisantais Dominique Casciani, retraité âgé de 55 ans (4). C'est un ancien sapeur pompier parisien, il connaît la détresse des victimes des catastrophes et sait comment apporter son secours.

Les femmes accourues sur les quais prodiguent leurs soins aux naufragés que l'on débarque sur le quai du Vieux-Port, et notamment à Marie Nicolini sauvée par le Bléchamp, dont tous les journaux vont parler. 

Car de nombreux journalistes couvrent l'événement. Trois cas intéressent particulièrement les journaux parisiens ; ce sont trois familles Corses qui habitent à Paris : la famille Pieretti, dont le père est ouvrier menuisier, qui habite au n°136 du boulevard de la gare et dont la fille Marie, âgée de 3 ans, qui voyageait en compagnie de Madame Lagréga et de son fils, est morte dans le naufrage, et la famille Nicolini. Les journalistes du journal Le Matin se ruent aux domiciles de ces familles. Voici ce qu'ils écrivent concernant la famille Nicolini dans l'édition du 9 juin (5) :

Plusieurs des victimes habitaient Paris et y ont laissé des parents. Parmi les familles si cruellement éprouvées figure la famille Nicolini. La mère a péri dans le naufrage du Liban. La petite fille. a été miraculeusement sauvée. 
Nous nous sommes présenté, hier, au domicile du père, sous-brigadier de gardiens de la paix, rue du Château. Le pauvre homme vient de partir pour Marseille. C'est une voisine qui nous reçoit :
"M. Nicolini, nous, dit-elle, n'a appris la triste nouvelle que ce matin. Aussitôt il a été trouver M. Guichard, son officier de paix, pour lui demander l'autorisation de partir au plus tôt. Sa douleur faisait peine à voir. Son ménage était très uni. Il adore sa fillette.
Depuis quelque temps, la femme du sous-brigadier avait l'intention de revoir la Corse, son pays natal, qu'elle avait quittée il y a neuf ans. 
Il faut bien, répétait-elle souvent, que Marie connaisse ses grands-parents. Ils sont âgés et la mort peut les surprendre d'un moment à l'autre.
Au commencement de ce mois, le voyage fut décidé. Mme Nicolini se réjouissait de son prochain départ et sa fillette en parlait sans cesse.
Samedi soir, enfin, la date du départ tant attendu arriva et M. Nicolini accompagna sa femme et sa fille à la gare.
Hier, il attendait une dépêche lui annonçant l'arrivée de sa femme à Marseille et son embarquement. C'est la nouvelle de sa mort qui lui parvint". 

La petite Nicolini.

Au sujet de la petite Nicolini, nous avons reçu hier soir la dépêche suivante :
MARSEILLE, 8 juin, 8 h. 45 soir. - De notre correspondant, particulier. - La petite Nicolini a été recueillie, comme je vous l'ai dit hier, par M. Mourrut, chef du pilotage par intérim. Elle a reçu, dans la famille de cet excellent marin, 148, quai du Port, les soins les plus délicats et les plus dévoués. J'ai pu voir, chez ces braves gens, la fillette dont le doux visage est empreint d'une profonde tristesse. 
"Nous nous rendions, maman et moi, m'a-t-elle dit, dans le village corse qu'habite mon grand-père. Nous devions y passer l'été et papa devait venir nous y rejoindre à la fin août. Nous avions donc pris passage à bord du Liban, qui devait nous amener à Bastia, où nos parents nous attendaient. 
Lorsque la collision se produisit, j'étais avec maman dans notre cabine de seconde classe. Vite nous montâmes sur le pont et deux fois je fus précipité à la mer. 
Le navire aussitôt s'enfonça dans l'eau pour revenir promptement à la surface. 
Comme j'avais entendu dire un jour que, devant le danger de se noyer il fallait agiter les bras, je fis ainsi pour tâcher de me maintenir sur l'eau. Au même instant quelqu'un me prit par les cheveux. J'étais sauvée ; mais, hélas ! séparée de maman". 
La pauvre enfant ignore encore que sa mère a péri dans la catastrophe et que son cadavre a été transporté la veille au dépositoire de l'Hôtel-Dieu.
Dans l'après-midi d'hier, grâce une petite chaîne en or que la défunte portait au cou, l'identité de Mme Nicolini a pu être fixée. 

Arrivé à Marseille et accompagné par Dominique Casciani, le 9 juin au matin, Jean Marie Nicolini va reconnaître le corps de son épouse à la morgue de l'Hôtel-Dieu, avant de déclarer, à 10 h 10, le décès à la mairie de Marseille. Puis il vient retrouver sa fillette chez M. Morrut. C'est une scène des plus déchirantes qui se déroule alors.

Pendant ce temps, en Corse, l'émotion est grande. Dans son édition du 13 juin, le journal La Croix écrit :

L'émotion en Corse

On nous écrit de Bastia
Une grande émotion, produite par la catastrophe du Liban, règne en ville et dans toute la Corse...
L'irritation est grande contre les capitaines des deux steamers qui n'ont pu réussir, en plein midi et par un temps calme, à éviter une si terrible collision.
Les pavillons des établissements publics sont en berne.
La consternation est sur tous les visages.

Dès le 10 juin, le président du Conseil, propose de demander aux chambres un crédit extraordinaire pour soulager les infortunes résultant du naufrage du Liban. C'est un crédit extraordinaire de 50 000 francs qui sera ouvert au Ministre de l'intérieur et des cultes pour secourir les victimes et les familles des victimes du naufrage du Liban.

Pour sa part, le Conseil général Corse votera un secours de 1 000 francs aux victimes du naufrage (6).

Le 12 juin, un service funèbre solennel, présidé par Monseigneur Andrieu, évêque de Marseille, est célébré à 9 heures, à la cathédrale de La Major. Une foule considérable parmi laquelle on peut noter la présence d'un grand nombre de notabilités marseillaises assiste au service funèbre et à la messe de Requiem. Après l'absoute, le cortège se reforme, et à travers les rues du centre de la ville, il accompagne les corps au cimetière Saint-Pierre. C'est là que, lors de son discours, Fraissinet, le propriétaire de la compagnie, est pris à partie par la foule qui le rend responsable de la catastrophe.

Depuis le lendemain du naufrage les scaphandriers Pittorino, Cappadona, Castaldi et Anticevitch s'affairent à retirer les cadavres des flancs du navire. Le scaphandrier Anticewitch, âgé de 50 ans, trouve la mort le 23 juin, victime de son devoir, en opérant des recherches sur les lieux de la catastrophe du Liban. Ses obsèques ont lieu le matin du 25 juin à neuf heures ; elles sont suivies par plus de cinq mille personnes et les plus hautes autorités Marseillaises.

Le 29 juin, après une dernière descente des scaphandriers, les recherches sont abandonnées. Le bilan de la catastrophe est publié ; elle a fait fait 97 victimes dont 50 enfants, 31 femmes et 16 hommes. Mais 23 cadavres n'ont pu être retirés du navire : 12 enfants, 7 femmes et 4 hommes.

L'accident, qui a causé la perte du bâtiment et la mort de près d'une centaine de passagers, soulève de nombreuses questions. Diverses protestations s'élèvent pour dénoncer l'état des bateaux de passagers, l'abandon des lieux par le capitaine Arnaud, et l'habitude des vapeurs à passer très près de la pointe du Tiboulen afin de gagner du temps, malgré les risques de collision et le danger constant pour les embarcations des pêcheurs locaux.

Une enquête est confiée au capitaine de frégate Fourest, rapporteur près le tribunal maritime spécial.

Après en avoir délibéré, le 26 février 1904, le tribunal maritime spécial de Marseille condamne le capitaine Arnaud à 1 franc d'amende, le capitaine Lacotte au retrait de son commandement pendant 3 ans et le maître d'équipage à 1 franc d'amende avec sursis.

Violemment décriée par la presse, cette année là, la compagnie Fraissinet perd momentanément la concession du service postal de la Corse au profit de la Compagnie Française de Navigation et de Constructions navales.

En 1919, Jean Marie Nicolini et sa fille demeurent 2 rue de l'arrivée dans le XVe arrondissement de Paris ; lui est retraité, elle est employé des Postes.

Le 24 juin à la mairie du XVe arrondissement, Marie Ursule épouse Joseph Théodore Bénitou, âgé de 34 ans et originaire de Bayonne (7). Il est lui aussi employé des Postes. Marie Ursule lui donnera une nombreuse descendance avant de décéder le 6 mai 1961 à Vincelles (Yonne).

  1. L'état civil des personnes cités est visible sur le site du Département de la Haute Corse. Le registre matricule de Jean Marie Nicolini est visible sur le site des Archives départementales de la Corse du sud.
  2. Pierre Dominique Nicolini est décédé avant 1894. Un autre fils prénommé lui aussi Pierre Dominique, est né le 9 septembre 1894 à Paris VIe, et décédé le 10 mars 1899, 24 rue Schomer, Paris XIVe (Archives numérisées de Paris).
  3. Le Balkan connut quelques années plus tard un autre drame : le 16 août 1918, il a été coulé sur la ligne de Corse par l'UB 48, faisant près de 400 victimes. Parmi elles, le soldat Paul Toussaint Biancardini, Mort pour la France.
  4. Dominique Casciani est né le 31 novembre 1848 à Antisanti de François Xavier et de Jeanne Pulicani.
  5. Le Matin, n°7044, 9 juin 1903.
  6. Rapports et délibérations - Corse, Conseil général, 2e session de 1903, F. Siciliano Imp., Ajaccio, 1904.
  7. Joseph Théodore Bénitou est né le 14 août 1885 à Bayonne de Jean et de Catherine Saint-Martin. Il demeure 155 avenue de Suffren dans le XVe arrondissement.