La mort du Lieutenant-colonel Lucciardi


Compte tenu des délais d'impression et de parution, le décès du Lieutenant-colonel Lucciardi n'est annoncée qu'avec beaucoup de retard dans la revue de Madagascar. Cependant, tous les journaux de l'époque, tant parisiens que corses, provinciaux ou encore algériens - 54 journaux au total ! - à quelques jours d'intervalles se feront l'écho de :

la mort de cet officier supérieur, un des plus brillants de l'armée française, qui serait arrivé aux plus hauts commandements et que tous ses camarades regretteront, car il n'avait, malgré sa très rapide carrière, que des amis ayant conscience de son très exceptionnel mérite (Le Journal, 14 juillet 1903)

ou relateront le cérémonial de l'enterrement.

Les circonstances du décès de Lucciardi seront décrites avec beaucoup d'émotion par son adjoint le Capitaine Martin dans une lettre au Capitaine Boucabeille, officier d'ordonnance du Ministre de la guerre et ami de Lucciardi. 

 

Revue de Madagascar, N° 7, 1903

 

Mort du lieutenant-colonel Lucciardi. - Le chef d'État-major du corps d'occupation de Madagascar, le lieutenant-colonel Lucciardi, est mort brusquement dans le Sud de la Colonie, il y a une quinzaine de jours. C'est un câblogramme qui, sans beaucoup de détails, a apporté cette triste nouvelle en France. Dans sa dernière chronique, notre correspondant de Tananarive, on s'en souvient peut-être, nous faisait part, précisément, du plaisir avec lequel la récente nomination du commandant Lucciardi au grade de lieutenant-colonel avait été accueillie à Madagascar. La mort de ce brillant officier enlève à la Colonie un de ses plus fervents amis et à son Gouverneur général un de ses collaborateurs les plus éclairés et les plus énergiques. Sa perte cause dans le monde militaire et colonial bien des regrets et ceux du Comité de Madagascar ne sont pas les moins vifs.

Nous reparlerons ultérieurement de la carrière du lieutenant-colonel Lucciardi, à qui nous adressons ici un suprême hommage.

 

LETTRE DU CAPITAINE MARTIN

RACONTANT LA MORT DU COLONEL LUCCIARDI

AU CAPITAINE BOUCABEILLE

OFFICIER D'ORDONNANCE DU MINISTRE DE LA GUERRE.

 

Tananarive, le 14 juin 1903.

 

MON CHER BOUCABEILLE,

Ce présent courrier vous portera la confirmation du câblogramme qui vous a annoncé la triste nouvelle du décès de Lucciardi.

Cette mort a été si soudaine, si inattendue que nous en sommes encore tous atterrés, anéantis !

Lucciardi devait partir en tournée d'inspection dans les cercles de l'Ouest et du Sud-Ouest, le 8 juin au matin, le jour même où il est mort !

Le samedi 6, déjeunant chez le Colonel Le Camus, il disait à table: " Jamais je ne me suis senti plus en forme qu'en ce moment ! " Le matin même il avait longuement causé avec moi et semblait tout heureux à l'idée de courir un peu la brousse.

Le soir, après avoir dîné comme d'habitude, il se coucha tranquillement.

Dans la nuit, il eut des douleurs au ventre et des envies de vomir. Il n'y attribua aucune importance et se contenta de faire dire au docteur de la place, de venir le voir à son bureau entre 8 et 9 heures.

Vers 7 h. 1/2, étant en train de dépouiller le courrier avec Nèple, il se trouva tout à coup pris de si vives douleurs au côté droit qu'il dut se jeter sur un canapé.

Le docteur prévenu, arriva de suite et diagnostiqua l'appendicite.

On le transporta chez lui, les douleurs s'apaisèrent et même disparurent dans l'après-midi. On pensa qu'il n'y avait rien de grave et on attendit. Le soir à 6 heures, les douleurs reprirent de plus belle, mais cette fois, au lieu d'être localisées, elles se généralisaient dans tout l'intestin. Cette particularité trompa le docteur, qui ne songea plus à l'appendicite et crut à un violent mouvement du foie.

C'était donc moins grave. Deux lavements désinfectants lui furent administrés et l'on attendit encore,

Le soir, à 10 heures, les douleurs redevinrent telles que le Colonel fit demander le docteur au théâtre.

Cette fois, la localisation reparaissait : c'était bien l'appendicite. Le docteur constatant cette fois les rapides progrès du mal fit appeler trois collègues en consultation le 8, de très bon matin.

Ils tombèrent d'accord sur l'existence d'une appendicite et sur la nécessité d'une opération chirurgicale immédiate. Elle fut décidée pour 2 h. 1/2.

Envoyé aux nouvelles par le Général, mais ne me doutant pas plus que lui de la gravité du cas, j'arrivai chez le Colonel à 8 heures. Les docteurs me mirent au courant et me prièrent de ne pas alarmer leur malade, qui ne se doutait de rien. J'entrai dans sa chambre. Il était au lit et lisait son courrier de France qui venait d'arriver. Je fus stupéfait de l'altération de ses traits. Il me conta les incidents de ce qu'il appelait " son indisposition ", et me dit qu'il avait toujours envie de vomir. À ce moment même il eut une crise de vomissements. Je le quittai en lui disant que le Général viendrait le voir après le rapport. Les docteurs que je revis en bas, me confirmèrent leurs craintes de plus en plus certaines et me dirent d'amener tout de suite le Général.

Je ne fis qu'un bond jusqu'à la résidence et le Général accourut.

Je ne me sentis pas en état de l'accompagner dans la chambre du Colonel, tant j'avais été frappé et épouvanté de son aspect.

Ce pauvre colonel Lucciardi était si loin de se douter de la gravité de son état qu'il dit au général: " J'espère que ce ne sera qu'un retard de deux ou trois jours pour mon voyage ! "

En redescendant, le Général était bouleversé, atterré. Il supplia les docteurs de tenter l'impossible.

Aussitôt après déjeuner, je retournai à Andohalo pour assister à l'opération et en attendre l'issue. En arrivant, le docteur Bonneau me dit : " Il est perdu ! L'opération n'a plus de chances de réussite. "

Pourtant l'opérateur lui-même, le docteur Maurra, conservait encore un vague espoir.

Bonneau parla au Colonel de la nécessité d'une intervention chirurgicale. Il prit très bien la chose et consentit du premier coup.

L'issue paraissant de plus en plus devoir être fatale, on essaya de lui demander tout doucement s'il n'avait pas de recommandations à faire. Toujours loin de se douter de la gravité de son état, il répondit : " Non ".

Pourtant, quelques instants après une seconde invite, il demanda à voir le commandant Grosjean. Nous pensâmes tous qu'il avait compris. Pas du tout, il l'entretint d'affaires de service. Et comme le commandant Grosjean, essayait encore, d'une façon discrète, de le ramener sur le chapitre des recommandations, il répondit : " Non, non. "

L'heure de l'opération étant arrivée, les médecins entrèrent et lui dirent: " Mon Colonel, nous allons vous endormir.

-Bon ", répondit-il.

Une fois endormi on le porta dans la chambre voisine et l'opération commença. Au bout d'une demi-heure on le vit s'agiter, râler, le pouls battit mal, les pupilles se dilatèrent. Comprenant le danger, les docteurs suspendirent l'opération et lui firent des injections diverses, mais il était trop tard. Ce pauvre Lucciardi venait de s'éteindre tout doucement dans une syncope, et je ne pus que courir au téléphone pour en aviser le Général, qui arriva quelques minutes après.

Tu devines sa douleur et la nôtre !

Lucciardi n'était pas seulement pour nous tous, un Colonel, mais surtout un ami. C'était le chef accompli par excellence. Sa disparition sera pour le Général Galliéni, pour la colonie, pour l'infanterie coloniale, pour l'armée et pour la France, une perte irréparable.

Nous nous consolons à la pensée que le malheur eût pu être plus cruel. En effet, la maladie l'a empoigné la veille du départ. Si elle l'avait pris quarante-huit heures plus tard, en pleine brousse !

Enfin, il ne s'est pas douté un instant de la gravité de son état, ce qui lui a évité l'angoisse de se voir mourir et il est mort dans une syncope, c'est-à-dire sans la moindre souffrance.

Une souscription a été ouverte entre tous les officiers de la garnison pour lui élever un monument funéraire.

Elle a produit 1.150 francs. Les fonctionnaires civils et les colons en ont fait de même et verseront le montant de leurs souscriptions respectives à celles des officiers. On pourra lui élever ainsi un mouvement convenable.

Tu trouveras ci-joint un mandat de 200 francs, destiné à l'achat d'une belle couronne mortuaire que le Général veut laisser sur le monument.

Tu y consacreras 150 francs environ et le reste pourra être employé aux frais d'emballage et d'expédition. Tu feras mettre dessus l'inscription suivante :

" Le Général Gallieni à son fidèle collaborateur et ami."

MARTIN