L'élection municipale du 13 Janvier 1878


En 1880, le service de la statistique judiciaire en France fait paraître, sous la signature du ministre de la justice de l'époque, les travaux de la justice française depuis 1826. Pour la Corse, on peut lire (1) :

Les maxima de criminalité se trouvent aux périodes de troubles politiques ; c'est qu'en effet les luttes électorales sont plus passionnées en Corse que partout ailleurs. Celles qui ont suivi l'établissement du suffrage universel, en 1848, avaient provoquée une telle recrudescence de meurtres que le gouvernement s'en émut et fit voter, en 1853, une loi temporaire (pour cinq ans) prohibant le port d'armes en Corse, loi qui fut prorogée deux fois et définitivement abrogée en 1868. Les effets de cette mesure se sont fait immédiatement sentir ; le nombre de crimes ci-dessus tombe subitement de 374 en 1851-1855 à 146 en 1856-1860 et se maintient à ce taux pendant les deux périodes suivantes. Mais en 1871-1875, sous l'influence des événements de 1870-1871, il remonte à 224.

On sait que les élections municipales ont toujours été acharnées à tel point que déjà, Mottet, procureur général à Bastia de 1833 à 1836, dans un rapport demandait la suspension des élections municipales pour dix ans :

Mais il ne faut pas hésiter à suspendre les élections municipales. Elles sont désastreuses. On met partout un véritable acharnement à se disputer le pouvoir local. Les populations des moindres communes s'agitent et se divisent. Ces élections font, pour ainsi dire, circuler le mal dans tout le corps social, et si l'on ne prend pas cette mesure indispensable, les crimes s'accroîtront dans une proportion effrayante. La suspension des élections municipales ne doit pas durer moins de dix ans.

On sait aussi qu'un dicton corse indique que :

Si tu veux grand mal à ton ennemi, souhaite lui une élection dans sa famille.

Ainsi, l'un des événements les plus dramatiques et les plus sanglants de l'histoire d'Antisanti est l'élection municipale du 13 Janvier 1878 .

Cette élection fait suite aux scrutins départementaux de 1872 (élection Rouher) puis de 1876 opposant Gavini à Limperani, pendant lesquels des heurts se sont produits et des plaintes ont été déposées au parquet.

De plus, pour la première fois en France, les maires vont être élus par le conseil municipal au lieu d'être nommés par le préfet.

Et pour terminer, c'est une élection serrée pour le maire sortant, le docteur Mariani, qui a été suspendu de ses fonctions en 1877.

Malgré divers incidents, concernant la composition du bureau et le choix des assesseurs, l'identité de trois électeurs, puis plus tard l'accusation d'un électeur soupçonné de déposer dans l'urne un bulletin double, tout rentra dans l'ordre et la journée se passa alors sans autre incident fâcheux.

Bientôt, six heures sonnent à l'horloge de l'école et le maire déclare le scrutin clos.

Les opérations de dépouillement commencent. On comptabilise 157 paraphes et 156 suffrages. Lors de la lecture des bulletins, le maire annonce qu'il a trouvé un bulletin double (deux bulletins pliés ensembles). Il ouvre les billets, tous deux en faveur du parti adverse, celui de Lucciardi. Le docteur Mariani prétend qu'on ne doit en compter qu'un et annuler le second. Bien entendu, les adversaires ne sont pas de cet avis. Pour eux, le second bulletin est celui qui manquait.

Le dépouillement se termine, on annonce les résultats. Sans trancher le cas litigieux, le docteur Mariani jette les bulletins au feu.

À ce moment précis, deux ou trois détonations claquent dans la salle, suivies d'une vingtaine d'autres. Le docteur Mariani est blessé à la tempe, 4 personnes sont tuées, d'autres blessées. Une dizaine d'antisantais prennent le maquis.

Un grand procès se tient aux assises de Bastia au mois de mars 1879 : six accusés sont présents, un septième tient toujours le maquis.

En raison des témoignages contradictoires et des pressions politiques, la cour renvoie le procès au 2ème semestre et maintient les accusés en détention.

Lors du second procès, le tribunal ne prononce que des peines de principe.

Une nouvelle élection se déroule en présence d'importantes forces de l'ordre et permet au docteur Mariani de retrouver son siège de maire. Il le gardera pendant dix-huit ans.

Ce ne fut pas la seule élection sanglante en Corse. Selon Basil Thomson qui tenait ses informations de Paul Bourde, les rapports de la gendarmerie pour 1886 donnent le nombre épouvantable de 135 meurtres en Corse dont 52 sont le résultat de disputes après les élections (2).

D'autres meurtres liés aux élections seront signalées en Corse jusqu'au début du XXème siècle.

Guasco décrit ainsi le terrible drame qui s'est déroulé, le 20 octobre 1901, dans la commune de Linguizzeta (3):

On procédait, ce jour là, au renouvellement du Conseil municipal, les élections qui avaient été faites au mois de mai précédent ayant été annulées. Le bureau était présidé par un délégué de l'administration, le percepteur de Morosaglia. Une collision sanglante eut lieu. Deux membres du bureau furent tués. Le percepteur de Prunelli-di-Fiumorbo et six autres électeurs furent blessés. Il y eut une quinzaine d'arrestations.

Ou bien encore, l'histoire racontée par Henri Hauser (4) en 1909 qui montre que les incidents concernant l'identité des électeurs pouvaient se terminer tragiquement :

Dans une petite commune, le maire a pour adversaire politique le pâtre communal. Le juge de paix, quelques jours avant le scrutin, dit au pâtre : "Tu prétends t'appeler Cristiani, tu t'appelles Canioni. Je suis obligé de te rayer des listes électorales." Le pauvre homme, dépouillé de son identité, proteste, va jusqu'au Tribunal, obtient justice.  Mais, dans l'intervalle, le maire avait été élu, et l'avait révoqué. L'histoire serait presque drôle, si la suite n'était pas tragique : quelques jours après, Cristiani attend le maire devant la maison commune, l'interpelle et, à bout portant, l'étend raide mort. Jugé par un jury du parti du maire, il est envoyé au bagne à perpétuité.

En effet, comme l'explique Basil Thomson (2), il n'y a pas beaucoup de variété dans les noms de famille Corse et on donnait généralement deux prénoms aux enfants. Par inattention ou malice, un des prénoms était souvent omis sur la liste électorale, ce qui conduisait à la situation suivante, dénoncée dans une pétition des électeurs de Palneca en 1884 :

"Tu t'appelles Bartoli Pietri " dit le maire poliment.
"Il y a trois Bartoli Pietri dans la commune. La liste ne dit pas si tu es Bartoli-François, ou Bartoli-Pierre ou Bartoli-Ours. Tu n'est pas inscrit, mon ami, et je ne peux pas te faire voter".

  1. "Crimes violents en Corse", Annales de démographie internationale, A. Chervin Ed., Paris, 1882, Vol 6, p 230
  2. Basil Thomson, "Society in Corsica", The Living age, Volume 194, Issue 2506, Issue 2506, Jul 9, 1892
  3. Alexandre Guasco, "Doléances de la Corse", Questions diplomatiques et coloniales, Henri Pensa Ed., Paris, 1902, T. 13, p 15-36
  4. Henri Hauser, "En Corse : maux et remèdes", Revue Politique et Parlementaire, Paris, 1909, tome 61, p 463