Les céréales


Aujourd'hui encore, il suffit de s'éloigner du village, de pénétrer dans le maquis, pour apercevoir des terrasses aménagées sur les pentes abruptes ou des murets en ruine marquant les limites d'un champ, le tracé d'un chemin (1).

Ces terres portaient jadis des céréales variées (2) :

En fait de céréales, les Corses cultivent le froment, le maïs,  peu de seigle, mais beaucoup d'orge pour leurs chevaux. Il suffit de remuer la première écorce de cette terre favorisée, pour en obtenir les plus belles moissons...

En effet, pendant longtemps, le blé a été non seulement la base de la nourriture mais aussi la principale monnaie d'échange. Le numéraire étant rarissime, l'économie était principalement fondée sur le troc : le maître d'école touchait un pain par semaine et six baccini de grain, par an et par élève (3), pour le docteur, certains avaient un abonnement et payaient un baccinu de blé par tête et par an, même la location des pièces se faisait contre paiement de baccini de blé.

Du temps de la Terra de Commune, il était loisible à quiconque, dans la plupart des cas, d'ensemencer une portion de terre communale, de la mettre en défens pour le temps d'une ou de plusieurs récoltes (4).

Les techniques de défrichage ont été décrites par de nombreux auteurs, dont Jean de la Rocca en 1857 (5) :

Voici d'ailleurs comment on s'y prend toutes les fois qu'on veut mettre en culture une certaine étendue de terrain inculte. On ne connaît que deux procédés : l'essartement et le défrichement. Par l'essartement on coupe le makis à la surface de la terre, puis on le brûle en circonscrivant le terrain qu'on y destine. On coupe ensuite le bois que le feu n'a pu consumer ; on le brûle, et après que l'incendie a fait disparaître tous les végétaux, que la pluie a donné de la compacité à la cendre, on laboure avec l'araire romaine, et on sème sans autre apprêt. La terre fertilisée par la cendre donne d'ordinaire une première récolte tres-abondante qui suffit à elle seule pour faire rentrer le laboureur dans ses frais de défrichement ; la seconde récolte est moins abondante, le terrain n'ayant pas été réparé par les engrais ; la troisième est encore moindre ; et c'est ainsi que la terre finit par s'épuiser sans avoir été soumise à l'assolement. On l'abandonne alors pour la laisser reposer, et on renouvelle ailleurs la même opération. Brûler, labourer et semer sont les seuls systèmes généralement suivis. Les soins intermédiaires que réclame dans la plupart des cas la terre sont peu pratiques. Par le défrichement on ajoute à la destruction des branches des arbustes l'enlèvement des racines, et on brûle sur place tout le bois.
Telles sont les manières de défricher en Corse.


Un laboureur Romain

Ainsi, on se contentait souvent d'écobuage (debbiu), les défrichements en profondeur (diceppi) semblent peu fréquents et paraissent avoir marqué les esprits au point de donner leur nom à certaines surfaces cultivées.

Ne pratiquant pas la stabulation, les agriculteurs de l'époque ne pratiquaient pas non plus la collecte systématique de l'engrais naturel, mais Pomponi signale que, dans certaines régions, un savant usage du pacage était mis en place afin de tirer parti de cet élément fertilisant et que les bergers savaient conduire leurs brebis en tenant compte de la possibilité d'effectuer des cultures temporaires d'un haut rendement (4).

Les techniques mises en œuvre pour la culture des céréales ont peu évoluées depuis les romains jusqu'en 1936 (5,6) :

Les Corses se servent encore presque partout de l'araire romaine ; nous ne saurions jamais assez les engager à renoncer à cet instrument de labour, qui est reconnu incapable de pénétrer à la profondeur voulue, de tracer de larges sillons réguliers et de retourner dune manière convenable la terre pour placer la couche inférieure au contact de l'air. La charrue Dombasle, qui réunit toutes les conditions de perfectionnement, devrait par conséquent être préférée à l'araire romaine, d'autant mieux que l'expérience a démontré qu'elle peut parfaitement fonctionner dans les coteaux aussi bien que dans les plaines.
La herse et le rouleau, qui servent à émietter, niveler, ameublir, tasser la terre, couvrir la semence, etc., seraient aussi d'une très-grande nécessité en Corse ; et pourtant ces instruments y sont généralement inconnus.

L'araire, de type manche-sep, outil archaïque mais que chaque villageois était capable de construire et de réparer, se contentait de fendre le sol. Il rejetait la terre déplacée sur les deux côtés du sillon qu'il avait tracé. Mais, si le laboureur penchait un peu son outil sur le côté, il obtenait un sillon oblique, ce qui avait pour effet de retourner la terre, comme avec une charrue. La partie pénétrant le sol, le sep, était munie d'un soc en fer qui permettait d'amplifier le travail de l'outil.


Modèles réduits d'araire
et de joug réalisés par
Dominique MARIANI

La traction était presque exclusivement exercée par des bœufs, attelés par paire. Ces animaux étaient munis d'un joug, fixé au front en avant des cornes.  Le laboureur conduisait l'attelage à l'aide d'un aiguillon et guidait l'araire grâce à son mancheron.

La possession d'une paire de boeufs était alors un signe de richesse - en 1769, sur les cinquante familles recensées à Antisanti, vingt-quatre d'entre elles, soit la moitié, ne possédaient pas de boeufs pour les labours - et c'est ce qui explique le recours généralisé aux contrats dits a boatico qui permettaient à ceux qui n'en avaient point de louer un attelage pour leurs travaux à des conditions souvent usuraires.

L'araire n'étant pas très performant, les Antisantais avaient pour habitude de labourer par trois fois leurs champs.

Lorsque les bandes de terres étaient trop étroites et difficiles d'accès, le sol était préparé à la houe.

Après les semailles à la volée, il était indispensable de bien recouvrir les grains. Cette opération se faisait à la main à l'aide d'une pioche.

Comme nous venons de le voir, l'usage du ringrano (culture blé sur blé) était largement répandu, les mentions les plus fréquentes faisaient état de deux ou trois années d'ensemencements consécutifs avant que l'on abandonne la terre en la rendant au maquis pour une période plus ou moins longue (dix ou vingt ans parfois) pour se porter vers d'autres espaces disponibles. Dans les terres plus fertiles ou plus proches des villages, un assolement plus régulier faisait place à la culture itinérante.

La moisson se faisait au début du mois de juillet. On moissonnait in mannelle e in seguito in capalli  (en faisant des gerbes, puis des meules) à la faucille à dents. Les chaumes, coupés haut, étaient laissés pour le pacage des bêtes ou brûlés (4).

Le blé était ensuite dépiqué par des bêtes de trait qui tiraient une pierre ovoïde (tribbiu) attachée par un anneau à une chaîne. Plusieurs aires à dépiquer dans chaque terroir villageois étaient disposées dans les endroits ventilés, à proximité des champs. Puis la paille était rentrée pour les boeufs. Il arrivait que le paille soit abandonnée sur l'aire lorsque le propriétaire ne disposait pas ou plus de pailler (pagliaghju) ; alors, chacun pouvait en prendre (1).

Voyageant à travers la Corse vers la fin du XIXème siècle, Ferdinand Grégorius décrit ainsi le battage dans la région de Saint Florent (7) :

J'aperçus quelques petits champs de céréales. La moisson était déjà faite, on battait le blé. Le procédé est fort simple : au milieu du champ se trouve une aire ronde en maçonnerie ; le Corse y dépose les gerbes, sur lesquelles il fait passer des boeufs traînant une grosse pierre... Il y avait d'innombrables aires de cette espèce disséminées dans les champs, et tout près d'elles de petites granges carrés en pierre avec des toitures plates.

Après le dépiquage, le blé était tamisé avant d'être entreposé. Les petites quantités étaient stockées dans les temps reculés dans des outres en peau de cochon, par la suite dans des sacs de jute, les quantités plus importantes dans des silos de bois.

Non seulement les surfaces emblavées étaient faibles, mais encore, les rendements étaient médiocres ; on signale que certaines années, ils furent catastrophiques. Filippini cite des nombreuses années de disette : 1570 et 1571, 1578, 1580,1581, 1590. En 1728, la récolte des céréales fut presque nulle (dans la plaine orientale, on ne retira que le quart de la semence) ; celle de 1729 fut également déficitaire. Les dernières années les plus critiques paraissent être les années 1846 et 1847 (4).

Les géomètres, qui élaborèrent le plan Terrier de 1778 à 1795, notèrent que les céréales étaient cultivées un peu partout : 98% des terres cultivées soit 697 hectares étaient mises en culture, mais 16,50% seulement de la superficie totale.

Les superficies les plus importantes se trouvaient à San Pietro, Cavalunga (39 ha) et au Funtanello-La Suara (34 ha). C'est à dire, en des endroits proches du village. À un degré moindre, on cultivait aussi des céréales à San Martino  (24 ha), Pietrarossa (21 ha) et Ochio di Sole (18 ha).

À la plaine, le système de culture n'étant pas le même, les régisseurs des domaines, faisaient emblaver par leurs fermiers, d'importantes étendues de terres : I Diceppi pour 46 hectares, le Pecorino pour 44 ha, les Piubelli a Vinetto (52 ha), les Piubello de San Giovani (55 ha), Moniglia (31 ha), Giorgiuccio pour 28 et Campo Quarcio pour 35 hectares.

Le partage des biens communaux, commencé à la fin de 1793 mais qui se terminera dans le cas d'Antisanti au milieu du XIXème siècle, devait permettre l'appropriation privée, condition considérée alors comme préalable pour que les terres, qui étaient pour la plupart en friche, soient mises en valeur.

En effet, comme l'écrivait Alban de Villeneuve-Bargemont en 1834 (8)  :

Mais, en Corse, comme en Gascogne et en Bretagne, la législation sur les terrains vagues ; dits communaux, apporte une barrière insurmontable à toute pensée d'amélioration.

Vers le milieu du XIXème siècle, le partages des biens communaux étant devenus définitifs, la rédaction du cadastre ayant confirmé les titres de propriétés, les Antisantais clôturèrent et ensemencèrent leurs champs, bien souvent éloignés du village.

Alors, pour éviter de trop longs déplacements, certaines familles vont bâtir pailler et four, et s'installer à demeure pendant une bonne partie de l'année.

C'est à cette époque qu'aura lieu le "boum" démographique le plus important de toute l'histoire d'Antisanti et que le village connut sa plus forte expansion.

Cependant, nombreuses sont les entraves au développement de l'agriculture (9) :

Cependant, malgré son sol si fertile, son climat si admirable, ses vallons si profonds, si abrités contre les vents, ses plaines si belles, la Corse est loin de donner ce qu'on est en droit d'attendre d'elle. Les raisons en sont multiples : c'est le manque de débouchés ; c'est le peu de population ; c'est le défaut de capitaux  ; c'est le mauvais état des harnais, des instruments aratoires.

Les auteurs s'accordent à dénoncer le manque de routes, l'absence de voies de chemin de fer, le manque de bras, d'argent... (10) :

Les Français du continent ne soupçonnent pas, faute de se renseigner sur place, qu'il y a en Corse une population laborieuse qui se débat pour tirer péniblement sa subsistance d'un sol pauvre, dans des conditions économiques désastreuses...
Les Corses ne peuvent faire seuls de pareils travaux ; car s'ils sont propriétaires presque tous, ce sont de petits propriétaires, dont les capitaux sont insuffisants pour de pareilles besognes. C'est aussi méconnaître les conditions économiques du pays que de reprocher au paysan corse, qui a de la peine à vivre, de ne pas posséder des instruments agricoles perfectionnés, de ne pas faire usage d'engrais chimiques, de s'en tenir a la charrue en bois primitive...

Le manque de bras était compensé par la venue de travailleurs agricoles Lucquois (c'est Gênes qui initia cette pratique vers 1640 et  pour la première fois fit appel aux Lucquois)  (5) :

Les bras pour remuer la terre, lui donner la vie et la rendre féconde, manquent malheureusement en Corse, quoique dix mille Lucquois environ viennent pendant six mois de l'année augmenter le nombre des travailleurs indigènes...

Cependant, on reprochait à ces ouvriers de vider la Corse du peu de numéraire qu'elle possédait et d'appauvrir un peu plus les petits agriculteurs (11).

À partir du Second Empire, l'arrivée massive dans l'île des farines importées du continent entraîna une désaffection pour la culture des céréales qui n'était plus rémunératrice.

Vers 1860, Limperani écrivait (12) :

Les producteurs de blé ont été frappés par une concurrence qui leur a causé des pertes et qui menace de devenir fatale.

À partir de 1868, la production de céréales décroît rapidement (13)  :

Dans l'espace de trente-trois ans, la production de blé en Corse a décru de 570000 quintaux, et 87000 hectares, alors en culture, ont été reconquis par le maquis.

C'est ainsi que petit à petit, la culture des céréales a diminué jusqu'à disparaître (on signale que jusqu'en 1950 on a moulu du blé à Antisanti) et que les terres agricoles aux alentours du village ont été enfouies sous le maquis.

  1. Dominique ALTIBELLI, "Antisanti, Mémoire d'un village", cahier N° 1, 2, 3, 4 et 5. Les indications nominatives sont extraites de ces cahiers ainsi que certaines informations plus générales.
  2. Abbé de LEMPS, "Panorama de la Corse", A. Sirou Ed., Paris, 1844.
  3. 1 bacinu de blé pèse 5795 g, il vaut donc 7,2 l. D'après : Anton Dumenicu MONTI, "Essai sur les anciennes unités de mesure utilisées en Corse avant l'adoption du système métrique", A.D.E.C.E.C., Cervioni, 1982.
  4. Francis POMPONI, "Histoire de la Corse", Hachette Ed., Paris, 1979.
  5. Jean de la ROCCA, "La Corse et son avenir", Plon Ed., Paris, 1857
  6. Janine RENUCCI, "La Corse", Que sais je, PUF, 1982
  7. Ferdinand GREGORIUS, "Corsica", Lacour Ed., Nimes, 1997.
  8. Alban de VILLENEUVE-BARGEMONT, "Economie politique chrétienne ou Recherche sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe et sur les moyens de le soulager et de prévenir", Volume 3, Paulin Ed., Paris, 1834
  9. Abbé BARTOLI, "Histoire de la Corse", C. Lacour Ed., Nîmes, 1998
  10. Louis VILLAT, "La Question corse", Revue de Paris, 1913, T. 5, p 64-88
  11. Jeanine RENUCCI, "Corse traditionnelle et Corse nouvelle", Audin Imp., Lyon, 1974
  12. J.A. LIMPERANI, "Rapport sur les résultats de l'enquéte agricole et la situation de l'agriculture à la fin de l'année 1866", Fabiani Ed., Bastia, 1867
  13. Pierre GUITET-VAUQUELIN, "Le déboisement de la Corse", La Nouvelle Revue, Tome XXXVII, Paris, 1905.